Mes coups de cœur


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28 août 2014

L'Élite - Joelle Charbonneau (Extrait)

Extrait : L'Élite
Joelle Charbonneau
Éditions Macadam


Chapitre 1


Jour de remise des diplômes.
Je me trémousse pendant que ma mère m’ajuste ma tunique. Apparemment satisfaite, elle me glisse une mèche de cheveux derrière l’oreille, puis me tourne vers le réflecteur de notre aire de séjour. Rouge. Je porte maintenant du rouge. Fini le rose. Je suis une adulte. En avoir la preuve sous les yeux me noue l’estomac.
— Tu es prête, Cia ? me demande ma mère.
Elle aussi est vêtue de rouge. Sa robe arachnéenne ondoie élégamment jusqu’au sol. En comparaison, ma robe sans manches et mes bottes de cuir paraissent un peu enfantines mais ça ne me gêne pas trop. J’ai tout le temps de m’approprier mon nouveau statut d’adulte. Je suis encore jeune. À 16 ans, je suis d’ailleurs la plus jeune de ma classe.
Je jette un dernier coup d’œil au réflecteur en souhaitant de toutes mes forces qu’aujourd’hui ne soit pas le dernier jour de ma scolarité. Mais ça ne dépend pas de moi. J’ai beaucoup travaillé, j’ai fait de mon mieux, je ne peux qu’espérer être choisie. Une boule d’angoisse dans la gorge, je parviens à articuler :
— Allons-y.
La cérémonie se déroule dans le parc, au milieu des stands de pâtisseries et de lait frais. La colonie au grand complet sera présente. C’est logique car tous les colons ont un lien de parenté avec au moins un des étudiants. Nous sommes quatorze à passer de l’enfance à l’âge adulte, huit garçons, six filles, plus nombreux que toutes les années précédentes. C’est le signe que notre colonie est dynamique et florissante.
Mon père et mes quatre frères, vêtus de l’habit de cérémonie violet, nous attendent devant la maison. Mon frère aîné, Zeen, m’ébouriffe les cheveux en souriant.
— Alors gamine, prête à dire adieu à l’école et à rejoindre les ratés comme nous dans la vraie vie ?
Zeen et mes autres frères sont loin d’être des ratés. D’ailleurs les filles ne s’y trompent pas et passent leur temps à se jeter à leur tête. Mais s’ils ne refusent jamais une soirée en bonne compagnie, ils s’intéressent plus à la création d’un plant de tomate hybride qu’à l’idée de s’installer pour fonder une famille. Dans ce domaine, Zeen est certainement le pire des quatre. Grand, blond, beau garçon, il est surtout très intelligent. Pourtant, il n’a pas été choisi pour le Test et cette idée me donne le cafard. Peut-être que c’est la première règle à intégrer en devenant adulte : on n’obtient pas toujours ce que l’on veut. Zeen aurait sûrement préféré continuer ses études et entrer à l’université. Marcher dans les pas de notre père. Il doit savoir ce que je ressens. J’aimerais pouvoir en parler avec lui, lui demander comment il a vécu la déception que je m’apprête très certainement à expérimenter. Notre colonie aura de la chance si un des siens est choisi pour le Test. Ce n’est pas arrivé depuis cinq ans. Je suis certes une excellente élève, mais d’autres sont meilleurs que moi. Bien meilleurs. Je n’ai pratiquement aucun espoir.
Je me force néanmoins à sourire.
— Bien sûr que je suis prête. Je n’ai pas le choix si je veux diriger la colonie avant que vous soyez mariés.
Hart et Win rougissent jusqu’à la racine des cheveux. Ils ont deux ans de plus que moi et la simple idée du mariage leur donne envie de prendre leurs jambes à leur cou. Ce qu’ils aiment, c’est travailler ensemble à la pépinière, s’occuper des plantes que notre père a conçues pour qu’elles résistent aux sols corrompus qui entourent la colonie.
— Personne ne dirigera rien du tout si on ne se remue pas !
Le ton de ma mère est sec. Déjà, elle remonte le chemin d’un bon pas et mes frères et mon père la suivent sans discuter. Elle aimerait tellement voir Zeen et Amin mariés et installés que le sujet la met toujours un peu en colère.
À peine avons-nous quitté le jardin que mes frères et mon père ont créé autour de la maison que nous nous retrouvons entourés d’une terre craquelée et aride. Seules quelques touffes d’herbe et un arbuste malingre parviennent à y survivre. D’après mon père, c’est encore pire à l’ouest et si nos dirigeants ont choisi la région des Cinq Lacs pour monter notre colonie, c’est qu’elle avait un potentiel.
Nous habitons à presque huit kilomètres du centre-ville et habituellement, je les parcours à vélo. Aujourd’hui, ma famille et moi les feront à pied. Quelques citoyens possèdent des voitures mais l’essence et les cellules solaires sont trop rares et précieuses pour une utilisation quotidienne.
Avec son centre ovale et ses extensions sur les côtés, le parc communautaire a un peu la forme d’une tortue. Au milieu, une magnifique fontaine projette une eau incroyablement cristalline. C’est un luxe car l’eau propre n’est pas facile à obtenir. Ce gaspillage au nom de la beauté est autorisé en l’honneur de l’homme qui a découvert le moyen de décontaminer les lacs et les nappes phréatiques après l’Époque Sept. Pour les océans, ou ce qu’il en reste, la solution reste à trouver.
À mesure que nous approchons, le paysage devient plus vert et on entend les oiseaux chanter. Maman est silencieuse. Zeen la taquine en affirmant qu’elle ne veut pas que je grandisse mais je ne crois pas que ce soit le problème.
Ou peut-être que si.
Je m’entends bien avec ma mère mais es deux dernières années, elle est devenue plus distante. Plus réticente à m’aider pour mes devoirs. Plus intéressée à marier ses fils et à parler de l’apprentissage que je choisirai après l’école. Comme si les discussions sur le Test étaient devenues taboues. Alors je me suis éloignée d’elle et rapprochée de mon père. Au moins, s’il ne m’encourage pas, il ne me décourage pas non plus. En général, quand je lui parle de mes envies d’université, il m’écoute sans rien dire. Je suppose qu’il a peur que je sois déçue.
Le soleil est chaud et alors que nous gravissons la dernière colline, je sens la sueur dégouliner dans mon dos. Des échos de musique et de rires nous parviennent et me font accélérer le pas. Juste avant le sommet, papa passe son bras autour de mon épaule et me murmure de ralentir et d’attendre que le reste de la famille at pris un peu d’avance. L’excitation me pousse en avant mais j’obéis en lui demandant :
— Il y a un problème ?
Son sourire reste éclatant mais son regard s’assombrit.
— Non, pas de problème, m’assure-t-il. Je voulais juste un moment en tête en tête avec ma petite fille avant le grand chambardement. Dès que nous commencerons à descendre le versant de cette colline, plus rien ne sera comme avant.
— Je sais.
— Tu es nerveuse ?
— Je crois.
La peur se mêle à une foule d’autres émotions que je ne parviens pas à identifier.
— C’est bizarre de ne pas savoir ce que je vais faire en me levant demain matin.
La plupart de mes camarades de classe ont déjà décidé de leur avenir. Ils savent qu’ils seront apprentis ou s’ils déménageront dans une autre colonie pour trouver du travail. Certains ont même déjà prévu la date de leur mariage. Ce n’est pas mon cas. Mon père m’a bien proposé de travailler avec lui et mes frères, mais je n’ai pas comme eux la main verte. La dernière fois que j’ai aidé mon père, j’ai failli détruire les graines de tournesol qu’il avait mis des mois à créer. Mon domaine à moi, c’est plutôt la mécanique.
— Tu vas devoir affronter la réalité, reprend mon père d’une voix douce. Et n’oublie pas que je serai fier de toi, quoi qu’il arrive.
— Même si je ne suis pas sélectionnée pour le Test ?
— Surtout si tu n’es pas sélectionnée pour le Test, sourit-il en me donnant un petit coup dans l’estomac.
Quand j’étais petite, ça me faisait hurler de rire. Aujourd’hui encore, ça me fait sourire. Certaines choses ne changent pas. C’est rassurant. Pourtant, les paroles de mon père ne me convainquent pas.
Il est allé à l’université. C’est là qu’il a appris à modifier génétiquement les plantes pour qu’elles survivent et se développent dans une terre profondément polluée. Il ne parle pas beaucoup de cette période de sa vie. Pas plus d’ailleurs que de la colonie où il a passé son enfance. Probablement parce qu’il est modeste et ne veut surtout pas nous écraser par son succès.
— Tu penses que je ne serai pas acceptée, c’est ça ?
Mon père fronce les sourcils.
— Je pense que tu te sous-estimes. Tu es très intelligente, Cia. On ne sait jamais qui le comité et on ne connaît pas les critères de sélection. Dans ma classe nous avons été cinq à passer le Test. Les quatre autres avaient de meilleurs résultats scolaires que moi mais je suis le seul à être entré à l’université. Le Test n’est pas toujours juste et ce n’est pas une fin en soi.
— Mais tu es content d’être allé à l’université, ai-je protesté. Si tu n’avais pas fait d’études, tu ne serais pas capable de réaliser tous ces miracles !
À deux pas de nous, un pommier explose de fleurs, autant de promesses de fruits délicieux dans quelques mois. Non loin, des buissons de myrtilles poussent à côté de marguerites et d’autres fleurs dont j’ignore le nom. Sans mon père, rien de tout ça n’existerait. Quand j’étais petite, cette colline n’hébergeait que des plantes rabougries aux fruits rares ou inexistants. À cette époque, nous avions souvent l’estomac vide. Quand il a pris en main les cultures, tout a changé. Bien sûr, nous devons toujours faire attention à ne pas gaspiller, mais la faim n’est plus un problème.
— Je ne peux ni me réjouir ni me désoler d’être allé à l’université, a soupiré mon père. Je n’ai pas eu le choix.
Son regard se perd dans le vague pendant un moment, puis il sourit de nouveau. Mais les nuages n’ont pas quitté ses yeux.
— Si je n’étais pas allé à l’université, je ne serais jamais venu vivre ici et je n’aurais pas rencontré ta mère. Qu’est-ce que je serais devenu sans elle et sans vous ?
— Probablement un vieux garçon qui vivrait chez ses parents et dont la mère se demanderait chaque jour quand il va se marier.
Il m’ébouriffe les cheveux, les yeux pétillants de malice.
— Un destin pire que la mort, rit-il.
C’est aussi ce que je pense à chaque fois que ma mère répète à Zeen qu’il passe à côté de sa vie.
— Allons-y, lance-t-il, ta mère va faire sonner le tocsin si on traîne plus longtemps. Je veux juste que tu n’oublies jamais une chose : je crois en toi, quoi qu’il arrive.
Son bras sur mon épaule, le mien autour de sa taille, nous franchissons les derniers pas qui nous séparent du sommet de la colline. Je souris mais tout au fond, je me demande, le ventre noué, si papa n’a pas toujours pensé que je n’aurai jamais la capacité d’atteindre son niveau. Que je le décevrai, quoi qu’il arrive.
[…]

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