Extrait : L'Élite
Joelle Charbonneau
Éditions Macadam
Éditions Macadam
Chapitre 1
Jour de remise des diplômes.
Je me trémousse pendant que ma mère
m’ajuste ma tunique. Apparemment satisfaite, elle me glisse une mèche de
cheveux derrière l’oreille, puis me tourne vers le réflecteur de notre aire de
séjour. Rouge. Je porte maintenant du rouge. Fini le rose. Je suis une adulte.
En avoir la preuve sous les yeux me noue l’estomac.
— Tu es prête, Cia ? me demande ma
mère.
Elle aussi est vêtue de rouge. Sa robe
arachnéenne ondoie élégamment jusqu’au sol. En comparaison, ma robe sans
manches et mes bottes de cuir paraissent un peu enfantines mais ça ne me gêne
pas trop. J’ai tout le temps de m’approprier mon nouveau statut d’adulte. Je
suis encore jeune. À 16 ans, je suis d’ailleurs la plus jeune de ma classe.
Je jette un dernier coup d’œil au
réflecteur en souhaitant de toutes mes forces qu’aujourd’hui ne soit pas le
dernier jour de ma scolarité. Mais ça ne dépend pas de moi. J’ai beaucoup
travaillé, j’ai fait de mon mieux, je ne peux qu’espérer être choisie. Une
boule d’angoisse dans la gorge, je parviens à articuler :
— Allons-y.
La cérémonie se déroule dans le parc, au
milieu des stands de pâtisseries et de lait frais. La colonie au grand complet
sera présente. C’est logique car tous les colons ont un lien de parenté avec au
moins un des étudiants. Nous sommes quatorze à passer de l’enfance à l’âge
adulte, huit garçons, six filles, plus nombreux que toutes les années
précédentes. C’est le signe que notre colonie est dynamique et florissante.
Mon père et mes quatre frères, vêtus de
l’habit de cérémonie violet, nous attendent devant la maison. Mon frère aîné,
Zeen, m’ébouriffe les cheveux en souriant.
— Alors gamine, prête à dire adieu à
l’école et à rejoindre les ratés comme nous dans la vraie vie ?
Zeen et mes autres frères sont loin
d’être des ratés. D’ailleurs les filles ne s’y trompent pas et passent leur
temps à se jeter à leur tête. Mais s’ils ne refusent jamais une soirée en bonne
compagnie, ils s’intéressent plus à la création d’un plant de tomate hybride
qu’à l’idée de s’installer pour fonder une famille. Dans ce domaine, Zeen est
certainement le pire des quatre. Grand, blond, beau garçon, il est surtout très
intelligent. Pourtant, il n’a pas été choisi pour le Test et cette idée me
donne le cafard. Peut-être que c’est la première règle à intégrer en devenant
adulte : on n’obtient pas toujours ce que l’on veut. Zeen aurait sûrement
préféré continuer ses études et entrer à l’université. Marcher dans les pas de
notre père. Il doit savoir ce que je ressens. J’aimerais pouvoir en parler avec
lui, lui demander comment il a vécu la déception que je m’apprête très
certainement à expérimenter. Notre colonie aura de la chance si un des siens
est choisi pour le Test. Ce n’est pas arrivé depuis cinq ans. Je suis certes
une excellente élève, mais d’autres sont meilleurs que moi. Bien meilleurs. Je
n’ai pratiquement aucun espoir.
Je me force néanmoins à sourire.
— Bien sûr que je suis prête. Je n’ai pas
le choix si je veux diriger la colonie avant que vous soyez mariés.
Hart et Win rougissent jusqu’à la racine
des cheveux. Ils ont deux ans de plus que moi et la simple idée du mariage leur
donne envie de prendre leurs jambes à leur cou. Ce qu’ils aiment, c’est
travailler ensemble à la pépinière, s’occuper des plantes que notre père a
conçues pour qu’elles résistent aux sols corrompus qui entourent la colonie.
— Personne ne dirigera rien du tout si on
ne se remue pas !
Le ton de ma mère est sec. Déjà, elle
remonte le chemin d’un bon pas et mes frères et mon père la suivent sans
discuter. Elle aimerait tellement voir Zeen et Amin mariés et installés que le
sujet la met toujours un peu en colère.
À peine avons-nous quitté le jardin que
mes frères et mon père ont créé autour de la maison que nous nous retrouvons
entourés d’une terre craquelée et aride. Seules quelques touffes d’herbe et un
arbuste malingre parviennent à y survivre. D’après mon père, c’est encore pire
à l’ouest et si nos dirigeants ont choisi la région des Cinq Lacs pour monter
notre colonie, c’est qu’elle avait un potentiel.
Nous habitons à presque huit kilomètres
du centre-ville et habituellement, je les parcours à vélo. Aujourd’hui, ma
famille et moi les feront à pied. Quelques citoyens possèdent des voitures mais
l’essence et les cellules solaires sont trop rares et précieuses pour une
utilisation quotidienne.
Avec son centre ovale et ses extensions
sur les côtés, le parc communautaire a un peu la forme d’une tortue. Au milieu,
une magnifique fontaine projette une eau incroyablement cristalline. C’est un
luxe car l’eau propre n’est pas facile à obtenir. Ce gaspillage au nom de la
beauté est autorisé en l’honneur de l’homme qui a découvert le moyen de
décontaminer les lacs et les nappes phréatiques après l’Époque Sept. Pour les
océans, ou ce qu’il en reste, la solution reste à trouver.
À mesure que nous approchons, le paysage
devient plus vert et on entend les oiseaux chanter. Maman est silencieuse. Zeen
la taquine en affirmant qu’elle ne veut pas que je grandisse mais je ne crois
pas que ce soit le problème.
Ou peut-être que si.
Je m’entends bien avec ma mère mais es deux
dernières années, elle est devenue plus distante. Plus réticente à m’aider pour
mes devoirs. Plus intéressée à marier ses fils et à parler de l’apprentissage
que je choisirai après l’école. Comme si les discussions sur le Test étaient
devenues taboues. Alors je me suis éloignée d’elle et rapprochée de mon père.
Au moins, s’il ne m’encourage pas, il ne me décourage pas non plus. En général,
quand je lui parle de mes envies d’université, il m’écoute sans rien dire. Je
suppose qu’il a peur que je sois déçue.
Le soleil est chaud et alors que nous
gravissons la dernière colline, je sens la sueur dégouliner dans mon dos. Des
échos de musique et de rires nous parviennent et me font accélérer le pas.
Juste avant le sommet, papa passe son bras autour de mon épaule et me murmure
de ralentir et d’attendre que le reste de la famille at pris un peu d’avance.
L’excitation me pousse en avant mais j’obéis en lui demandant :
— Il y a un problème ?
Son sourire reste éclatant mais son
regard s’assombrit.
— Non, pas de problème, m’assure-t-il. Je
voulais juste un moment en tête en tête avec ma petite fille avant le grand
chambardement. Dès que nous commencerons à descendre le versant de cette
colline, plus rien ne sera comme avant.
— Je sais.
— Tu es nerveuse ?
— Je crois.
La peur se mêle à une foule d’autres
émotions que je ne parviens pas à identifier.
— C’est bizarre de ne pas savoir ce que
je vais faire en me levant demain matin.
La plupart de mes camarades de classe ont
déjà décidé de leur avenir. Ils savent qu’ils seront apprentis ou s’ils
déménageront dans une autre colonie pour trouver du travail. Certains ont même
déjà prévu la date de leur mariage. Ce n’est pas mon cas. Mon père m’a bien
proposé de travailler avec lui et mes frères, mais je n’ai pas comme eux la main
verte. La dernière fois que j’ai aidé mon père, j’ai failli détruire les
graines de tournesol qu’il avait mis des mois à créer. Mon domaine à moi, c’est
plutôt la mécanique.
— Tu vas devoir affronter la réalité,
reprend mon père d’une voix douce. Et n’oublie pas que je serai fier de toi,
quoi qu’il arrive.
— Même si je ne suis pas sélectionnée
pour le Test ?
— Surtout si tu n’es pas sélectionnée
pour le Test, sourit-il en me donnant un petit coup dans l’estomac.
Quand j’étais petite, ça me faisait hurler
de rire. Aujourd’hui encore, ça me fait sourire. Certaines choses ne changent
pas. C’est rassurant. Pourtant, les paroles de mon père ne me convainquent pas.
Il est allé à l’université. C’est là
qu’il a appris à modifier génétiquement les plantes pour qu’elles survivent et
se développent dans une terre profondément polluée. Il ne parle pas beaucoup de
cette période de sa vie. Pas plus d’ailleurs que de la colonie où il a passé
son enfance. Probablement parce qu’il est modeste et ne veut surtout pas nous
écraser par son succès.
— Tu penses que je ne serai pas acceptée,
c’est ça ?
Mon père fronce les sourcils.
— Je pense que tu te sous-estimes. Tu es
très intelligente, Cia. On ne sait jamais qui le comité et on ne connaît pas
les critères de sélection. Dans ma classe nous avons été cinq à passer le Test.
Les quatre autres avaient de meilleurs résultats scolaires que moi mais je suis
le seul à être entré à l’université. Le Test n’est pas toujours juste et ce
n’est pas une fin en soi.
— Mais tu es content d’être allé à
l’université, ai-je protesté. Si tu n’avais pas fait d’études, tu ne serais pas
capable de réaliser tous ces miracles !
À deux pas de nous, un pommier explose de
fleurs, autant de promesses de fruits délicieux dans quelques mois. Non loin,
des buissons de myrtilles poussent à côté de marguerites et d’autres fleurs
dont j’ignore le nom. Sans mon père, rien de tout ça n’existerait. Quand
j’étais petite, cette colline n’hébergeait que des plantes rabougries aux
fruits rares ou inexistants. À cette époque, nous avions souvent l’estomac
vide. Quand il a pris en main les cultures, tout a changé. Bien sûr, nous
devons toujours faire attention à ne pas gaspiller, mais la faim n’est plus un
problème.
— Je ne peux ni me réjouir ni me désoler
d’être allé à l’université, a soupiré mon père. Je n’ai pas eu le choix.
Son regard se perd dans le vague pendant
un moment, puis il sourit de nouveau. Mais les nuages n’ont pas quitté ses
yeux.
— Si je n’étais pas allé à l’université,
je ne serais jamais venu vivre ici et je n’aurais pas rencontré ta mère.
Qu’est-ce que je serais devenu sans elle et sans vous ?
— Probablement un vieux garçon qui
vivrait chez ses parents et dont la mère se demanderait chaque jour quand il va
se marier.
Il m’ébouriffe les cheveux, les yeux
pétillants de malice.
— Un destin pire que la mort, rit-il.
C’est aussi ce que je pense à chaque fois
que ma mère répète à Zeen qu’il passe à côté de sa vie.
— Allons-y, lance-t-il, ta mère va faire
sonner le tocsin si on traîne plus longtemps. Je veux juste que tu n’oublies
jamais une chose : je crois en toi, quoi qu’il arrive.
Son bras sur mon épaule, le mien autour
de sa taille, nous franchissons les derniers pas qui nous séparent du sommet de
la colline. Je souris mais tout au fond, je me demande, le ventre noué, si papa
n’a pas toujours pensé que je n’aurai jamais la capacité d’atteindre son
niveau. Que je le décevrai, quoi qu’il arrive.
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