Rick Yancey
Éditions Robert Laffont
Éditions Robert Laffont
Intrusion : 1995
Personne
ne se réveillera.
Le
lendemain matin, la femme qui dort dans ce lit ne sentira rien, juste un indéfinissable
mal-être et la persistante impression d'être observée. Son anxiété s'évanouira
en moins d'une journée et sera bientôt oubliée.
Cependant,
le souvenr de son rêve perdurera un peu plus longtemps.
Dans
ce rêve, une grosse chouette perchée sur le rebord de sa fenêtre la fixe à
travers la vitre de ses grands yeux ourlés de blanc.
La
femme ne se réveillera pas. Pas plus que son mari endormi à côté d'elle.
L'ombre qui s'étend sur eux ne perturbera pas leur sommeil. Et ce pour quoi
l'ombre est venue — le bébé dans le ventre de la femme — ne ressentira rien lui
non plus. L'intrusion ne laisse aucune séquelle : la peau de la femme demeure
intacte, comme ses cellules et celles du bébé.
En
moins d'une minute, tout est terminé. Alors, l'ombre se retire. À présent, il
ne reste plus que l'homme, la femme, le bébé dans son ventre, et l'intrus lové
à l'intérieur du bébé.
La
femme et l'homme ouvriront les yeux au petit matin, et le bébé, quelques mois
après, à sa naissance.
L'intrus
au cœur du bébé, lui, continuera à dormir et ne s'éveillera que dans plusieurs
années, quand le mal-être de la femme et le souvenir de son rêve auront depuis
longtemps disparu.
Cinq
ans plus tard, lors d'une banale promenade au zoo avec son enfant, la femme
remarquera une chouette similaire à celle de son rêve. Voir cet oiseau imposant
l'angoissera sans qu'elle comprenne pourquoi.
Elle
n'est pas la première à rêver de chouettes durant la nuit.
Elle
ne sera pas non plus la dernière.
1
Les
extraterrestres sont stupides.
Attention,
je ne parle pas des véritables extraterrestres. Les Autres ne sont pas
stupides. Les Autres ont tellement d'avance sur nous que cela revient à
comparer l'humain le plus idiot au chien le plus intelligent. C'est à ce point.
Non,
je parle des extraterrestres créés par nos esprits depuis que nous avons
réalisé que ces petites lueurs scintillant dans le ciel nocturne étaient des
soleils comme le nôtre et avaient probablement, comme autour de notre Terre,
des planètes en orbite. Vous savez, ces extraterrestres sortis tout droit de
notre imagination. Ceux dont nous espérons une attaque... Les
extraterrestres selon les humains. Vous les avez vus un million de fois.
Ils fondent du ciel en piqué dans leurs soucoupes volantes pour détruire New
York, Tokyo et Londres, ou bien ils arpentent les campagnes dans des machines
gigantesques, semblables à de monstrueuses araignées mécaniques, bardés d'armes
laser. Et chaque fois, chaque fois en pareille situation, l'humanité
entière met ses différends de côté afin de s'unir contre cette horde
d'envahisseurs. David tue Goliath et tout le monde (exception Goliath) rentre à
la maison, heureux.
Quelle
merde !
Comme
si un cafard pouvait échafauder un plan imparable pour éviter la chaussure
s'apprêtant à l'écraser.
Il
n'y a aucun moyen de le savoir, mais je paris que les Autres étaient au courant
de notre vision des extraterrestres. Et je suis sûre qu'ils se sont bien
marrés. En tout cas, s'ils ont le sens de l'humour... Oui, ils ont dû rire à en
pleurer comme nous, lorsqu'un chiot commet une bêtise. Oh, regardez-moi ces
adorables crétins d'humains ! Ils croient que nous pensons comme eux. N'est-ce
pas trop mignon ?
Oubliez
les soucoupes volantes, les petits hommes verts, et les araignées géantes qui
crachent des rayons de la mort. Oubliez les batailles héroïques avec des tanks
et des avions de chasse, et notre victoire finale d'humains intrépides — certes
en piteux état, mais sains et saufs -, sur cette nuée de créatures aux yeux
exorbités. C'est aussi éloigné de la vérité que leur planète mourant l'était de
la nôtre, bien vivante.
La
vérité, c'est qu'une fois qu'il nous eurent trouvés, nous étions foutus.
2
Parfois,
je pense que je suis la dernière humaine sur Terre.
Ce
qui signifie que je suis la dernière humaine de l'univers.
Je
sais, c'est idiot. Ils n'ont quand même pas pu tuer tout le monde...
Enfin, pas encore. Cependant, ça pourrait bien arriver. Et, à mon avis, c'est
exactement ce que les Autres veulent que je croie.
Vous
vous souvenez des dinosaures ? Ben voilà. C'est pareil.
Alors,
je ne suis peut-être pas la dernière humaine sur Terre, mais sûrement l'une
des dernières. Complètement seule — et ça va sans aucun doute durer — jusqu'à
ce que la 4e Vague déferle aussi sur moi et m'emporte.
C'est
une des pensées qui m'obsèdent durant la nuit. Vous savez, ce genre de truc qui
vous réveille en sursaut, à trois heures du matin, quand vous vous dites : «
Oh, mon Dieu, je suis foutue ! » Quand je me recroqueville dans mon sac de
couchage, tellement effrayée que je ne parviens pas à fermer les yeux, envahie
d'une peur si intense que je dois me forcer à respirer, priant que mon cœur
continue à battre. Quand mon esprit, incapable de se contenir, ne cesse de
m'assener tel un CD rayé : seule, seule, seule, Cassie, tu es seule.
C'est
mon prénom. Cassie.
Pas
Cassie pour Cassandra. Ni Cassie pour Cassidy. Cassie pour Cassiopée, la
constellation, la reine enchaînée à son trône dans le ciel de l'hémisphère
nord, une reine à la beauté magnifique, mais vaniteuse, condamnée par Poséidon
à tourner éternellement autour du pôle Nord, comme punition à son orgueil. En
grec, Cassiopée signifie : « celle dont les paroles excellent ».
Mes
parents ignoraient tout de ce mythe, mais ils aimaient bien ce prénom.
Même
quand il y avait encore du monde autour de moi pour m'interpeller ou discuter,
personne ne m'a jamais appelée Cassiopée. Juste mon père — lorsqu'il voulait me
faire enrager d'ailleurs — et toujours avec son très mauvais accent italien : Cass-io-pééée
! Ça me rendait dingue. Je ne trouvais pas cela joli, ni drôle, et à
cause de lui j'en arrivais à détester mon prénom. Je m'appelle Cassie ! je
lui criais : Juste Cassie !
Aujourd'hui,
je donnerais n'importe quoi pour l'entendre le prononcer encore une fois.
Quand
j'ai eu douze ans — soit quatre ans avant l'Arrivée -, mon père m'a offert un
télescope pour mon anniversaire. Lors d'une fraîche et claire nuit d'automne,
il l'a installé dans le jardin et m'a montré la constellation.
—
Tu vois comme elle a la forme d'un W ? m'a-t-il demandé.
—
Pourquoi est-ce qu'on l'appelle Cassiopée si elle a cette forme ? W pour quoi
?
—
Eh bien... J'ignore s'il y a une raison quelconque, m'a-t-il répondu avec un
sourire.
Maman
lui disait toujours que son sourire était sa meilleure arme, alors il avait
tendance à en abuser, surtout depuis sa calvitie. Vous savez, pour que la
personne en face de lui ne fixe pas son crâne.
—
Mais pour ta gouverne, a-t-il poursuivi, le W se transforme en M quand la
constellation passe au-dessus du pôle céleste. Alors, ce M peut représenter tout
ce que tu veux. Pourquoi pas M comme merveilleuse ? Ou magnifique
? Ou mignonne ?
Il
a posé sa main sur mon épaule pendant que j'observais au télescope cette
constellation à cinq étoiles qui brillait à onze mille années-lumière de nous.
Je sentais le souffle de mon père sur ma joue, chaud et doux dans cette fraîche
nuit automnale. Oui, ce soir-là, son souffle était si proche, et les étoiles de
Cassiopée si loin !
Aujourd'hui,
ces mêmes étoiles semblent beaucoup plus proches. Plus proches que ces centaines
de milliards de milliards de kilomètres qui nous séparent. Assez près pour que
je puisse les toucher. Elles sont aussi proches de moi que le souffle de mon
père ce soir-là.
Ça
a l'air dingue. Est-ce que je suis dingue ? Est-ce que j'ai perdu la tête ?
Pour dire qu'une personne est dingue, il faut pouvoir la comparer à une autre,
normale. Comme le Bien et le Mal. Si tout était bon, rien ne serait bon.
Waouh
! Tout ça a l'air vraiment... dingue.
Dingue
: la nouvelle norme.
Je
crois finalement que je peux me qualifier de dingue, vu qu'il existe une autre
personne à qui je peux me comparer : moi-même. Pas le moi que je suis
aujourd'hui, qui frissonne dans une tente au fond des bois, trop effrayée pour
sortir ne serait-ce que la tête de son sac de couchage. Pas cette Cassie-là.
Non, je veux parler de la Cassie que j'étais avant l'Arrivée, avant que
les Autres n'entament leur descente chez nous, cette Cassie âgée de douze ans
dont les principaux problèmes se résumaient à l'abondance de taches de rousseur
sur son nez, à ses cheveux bouclés qu'elle ne parvenait jamais à coiffer comme
elle l'aurait souhaité, et à ce garçon mignon qu'elle croisant chaque jour,
sans qu'il lui accorde le moindre regard. La Cassie qui avait fini par accepter
qu'elle était juste pas mal. Pas mal question look. Pas mal au collège.
Pas mal en sport, comme au karaté ou au foot. En fait, les seules choses
originales chez elle étaient son prénom bizarre — Cassie, pour Cassiopée, cette
constellation dont tout le monde se fichait éperdument — et cette capacité à
toucher son nez avec le bout de sa langue, talent qui perdit vite son
importance quand elle entra au lycée.
D'après
les standards de cette Cassie, je suis probablement dingue.
Tout
comme elle l'est, selon les miens. Parfois, je crie après elle, cette Cassie de
douze ans, qui se plaint de ses cheveux, de son prénom curieux et ne cesse de
se demander si elle est juste pas mal. Qu'est-ce que tu fous ? je hurle.
Tu ne vois pas ce qui va arriver ?
Mais
là, je suis injuste envers elle. À vrai dire, elle ne savait pas, elle n'avait
d'ailleurs aucun moyen de savoir. C'était sa grande chance, et pour être
honnête, c'est aussi pour cette raison qu'elle me manque tant, plus que
n'importe qui. Quand je pleure — les rares fois où je m'y autorise -,
c'est sur elle que je pleure. Pas sur moi. Non, je pleure la Cassie qui a
disparu.
Et
j'ignore ce que cette Cassie penserait de ce que je suis devenue.
Une
Cassie capable de tuer.
[...]
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